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Nicholas Vincent dans collections 59
daté avril – juin 2013
Professeur à l’université d’East Anglia, Nicholas Vincent a notamment publié A brief history of Britain, 1066-1485 (Constable et Robinson 2011).
En 1215, les barons imposent à Jean sans Terre la Magna Carta, un texte qui établit leurs droits face à l’arbitraire royal.
La Magna Carta (ou Grande Charte) est le document le plus célèbre de l’histoire de l’Angleterre. Éditée en juin 1215 par le roi Jean sans Terre en réponse aux barons qui critiquaient la « tyrannie » des Plantagenêts, elle est généralement considérée comme le fondement du droit anglais. Ses soixante articles rédigés sur une seule feuille de parchemin tentent de restaurer l’harmonie entre le roi et les barons.
Jusqu’alors, en tant que représentants de Dieu sur terre, les rois plantagenêts avaient pu accabler leurs sujets de taxes, les emprisonner, ou leur nuire au gré de leur fantaisie. Ce faisant, ils avaient certes pris le risque de provoquer une rébellion. Mais leur position de légiste suprême les plaçait au-delà de toute accusation d’illégalité. Comme le dit une formule romaine célèbre, citée par le légiste royal d’Henri II, Ranulf de Glanville : « Ce qui plaît au roi a force de loi ». Après la Magna Carta, a contrario , les souverains plantagenêts se virent contraints à un certain degré de légalité.
La France joua un rôle important dans la rédaction de ce document anglais par excellence. Jean sans Terre, qui avait perdu la Normandie et les possessions françaises après 1204, s’était d’abord vu affublé de l’étiquette de roi fainéant, abandonné de Dieu. Lorsqu’il augmenta lourdement les impôts de ses sujets anglais pour financer ses tentatives de les récupérer, il fut traité de tyran.
C’est la défaite de son expédition en France en 1214, et notamment la destruction de son armée anglo-allemande à la bataille de Bouvines en août, qui lança les barons d’Angleterre sur la voie de la rébellion. Le roi devait aussi affronter les critiques formulées à son encontre par Étienne Langton, archevêque de Cantorbéry, théologien formé en France et professeur durant trente ans à Paris.
En juin 1215, après une série d’ébauches et de négociations, le roi apposa son sceau sur le texte final de la Grande Charte : l’événement se déroula dans la prairie de Runnymede, à mi-chemin entre le château royal de Windsor et la ville rebelle de Londres.
Les négociations elles-mêmes furent, en définitive, une affaire française. En effet, les barons qui les conduisirent, en français ou en latin, étaient, pour beaucoup, nés en France. Elles furent en outre dominées par la crainte de voir le roi Jean refuser la paix, ce qui aurait conduit à l’invasion de l’Angleterre par Philippe Auguste et son fils, le futur Louis VIII, prétendants au trône d’Angleterre. Les premières versions du texte rédigé en 1215 furent traduites en français pour être distribuées à la fois en Angleterre et en Normandie. L’une de ces ébauches, connue sous le nom de « Charte inconnue » et peut-être apportée en France après l’invasion de l’Angleterre par Louis en 1216, est aujourd’hui aux Archives nationales à Paris.
Certains des articles de la Grande Charte exposent des principes constitutionnels généraux destinés à garantir les libertés individuelles contre l’arbitraire royal. Ainsi l’article 39 : « Aucun homme libre ne sera arrêté ni emprisonné […] sans un jugement légal de ses pairs et conformément à la loi du pays. » Ou l’article 40 : « Nous ne vendrons à personne, nous ne refuserons ou ne différerons pas le droit à la justice. » D’autres ont une portée plus locale ou en apparence insignifiante. Il en est ainsi de l’article 33, qui exige la destruction de tous les barrages à poissons sur la Tamise et la Medway, ou encore de l’article 50, qui impose l’exil d’Angleterre à une dizaine de mercenaires français, tous cités comme étant parents de Gérard d’Athée.
Cependant, même ces articles à portée limitée répondent à des préoccupations politiques plus larges, destinées à satisfaire les revendications des barons. Les barrages à poissons ralentissaient le flux des rivières, ce qui provoquait leur envasement, et par voie de conséquence mettait à mal le commerce des Londoniens, fervents partisans de la rébellion de 1215. Quant à Gérard d’Athée et ses parents tourangeaux, réfugiés de l’empire perdu de Jean sans Terre en France, ils figuraient parmi les serviteurs les plus fidèles de ce dernier et commandèrent, à l’ouest de l’Angleterre, les châteaux de Bristol, Gloucester et Hereford, points cruciaux pour la survie de la cause royaliste.
La portée juridique du texte fut donc considérable. En revanche, en tant que traité de paix censé mettre un terme à la rébellion, la Grande Charte fut un échec. Après une période de difficiles négociations, le roi refusa de la mettre en oeuvre. Les barons refusèrent de faire la paix. Trois mois plus tard, le document était annulé par le pape Innocent III, déterminé à protéger les droits des souverains régnants, et notamment du roi Jean, croisé potentiel. Au moment de mourir en 1216, Jean sans Terre était toujours en guerre contre Louis, les barons et les Français.
La Grande Charte survécut néanmoins. Le fils de Jean, le roi Henri III, monta sur le trône à l’âge de 9 ans seulement, et en novembre 1216 fut persuadé de rééditer une version révisée du texte signé par son père. La nouvelle édition ne devait plus énumérer une série d’exigences imposées par les barons à un roi réticent, mais faire office de manifeste pour un meilleur gouvernement.
La Magna Carta fut une nouvelle fois rééditée en 1217, après que Louis eut échoué à conquérir l’Angleterre ; puis en 1225, dans le but de convaincre les barons de payer des impôts destinés à la défense des terres d’Henri III dans le Poitou et en Gascogne. La Grande Charte avait désormais acquis la pleine autorité de la coutume. Aucun roi ne pouvait plus contrevenir à ses termes sans risquer de provoquer une levée de boucliers ou de déclencher une guerre civile.
Bien qu’elle soit généralement considérée comme un phénomène lointain, et anglais, la Grande Charte joua plus tard un rôle dans l’histoire de France même. Vers la fin du XIIIe siècle, confrontés aux empiètements des rois capétiens, les barons normands déterrèrent le texte tel que rédigé en 1225, qu’ils cherchèrent à attribuer non à Henri III, mais à son grand-père, le roi Henri II. En l’identifiant fallacieusement comme loi ayant pris effet au début du règne des Plantagenêts et s’appliquant déjà en Normandie avant 1204, les avocats normands permirent que le document soit copié en une série de coutumiers qui jouèrent un grand rôle dans la codification de la loi normande et dans la négociation de la « Charte aux normands » promulguée par Louis X en 1315.
Si bien que, dans les régions où le droit normand perdure, notamment à Jersey, Guernesey et sur les autres îles anglo-normandes, la Grande Charte de 1225 continue de jouer un rôle dans l’administration des « coutumes normandes ».
En France même, cinq cents ans plus tard, en 1815, après la restauration des Bourbons, des moyens furent mis en oeuvre pour persuader Louis XVIII de régner comme un roi constitutionnel et non « féodal ». La solution trouvée prit le nom de « Charte constitutionnelle », nouvel écho français à la Magna Carta anglaise, qui domina le débat politique français dans les années 1820 et dont la défense joua un rôle important durant la Révolution de 1830. Le monde de Jean sans Terre et celui de Jean Valjean sont donc reliés par une voie plus directe que beaucoup de Français ne le soupçonnent.
(Traduit de l’anglais par Catherine Guillet.)
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