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Aubé, Pierre. « Roger II de Sicile. Un normand en Méditerranée », La pensée de midi, vol. 8, no. 2, 2002, pp. 115-119. .
Texte intégral

A Palerme, au xiie siècle, un roi, s’inspirant des traditions byzantine et arabe, met en place une administration perfectionnée qui lui permet d’exercer pleinement sa souveraineté, et surtout de jeter des ponts entre plusieurs mondes.
Autour de 1095, lorsque naît Roger de Sicile, le fils du “Grand Comte” et d’Adélaïde del Vasto, une Piémontaise de la famille des Aleramici, l’Italie du Sud et la Sicile sont depuis des décennies aux mains d’une famille de hobereaux normands du Cotentin, les Hautevilles. Robert Guiscard a conduit la conquête du Mezzogiorno et poussé en profondeur vers l’Empire byzantin, laissé son frère Roger achever celle de la grande île. Bohémond, le fils aîné du Guiscard, va partir vers l’Orient et se tailler, autour d’Antioche, une principauté promise à quelque éclat…
L’enfant, sous la régence de sa mère, tient la Sicile. Son oncle, Roger Borsa, est duc de Pouille et de Calabre, à qui succédera, en 1111, son fils Guillaume. Roger a été élevé dans un environnement où tout proclame un évident métissage. Si la classe dirigeante est normande, mais s’allie volontiers à ce qui compte dans l’aristocratie de la péninsule, la population mêle Grecs, Lombards, musulmans et juifs, et tout ce que le Mare nostrum peut charrier de diversité en des régions stratégiques vouées depuis toujours au commerce international. Roger, sa mère et ses conseillers voient loin. En 1113, le jeune homme a donné son accord au remariage de sa mère avec le roi Baudouin 1er de Jérusalem, un politique efficace et retors qui répudiera sa nouvelle épouse après avoir épuisé son immense dot. Roger ne pardonnera jamais cet affront et aura toujours en vue, au-delà de Byzance, une couronne possible en Terre sainte.
Admirablement servi par des conseillers expérimentés comme l’“amiral” Georges d’Antioche, il élabore une politique hardie d’expansion en Méditerranée – prise de Malte, établissement de points d’appui en Ifrîqiyya ou raids contre l’Empire byzantin – et d’alliances avec la Catalogne ou les dynasties musulmanes victimes des troubles qui agitent durablement le Maghreb et les royaumes d’al-Andalus. A la mort de Guillaume, en 1127, c’est un homme d’Etat averti, aux vues hardies sous des dehors d’extrême réserve et d’impénétrable froideur, qui se pose en héritier légitime de l’ensemble des terres conquises par sa famille : le Mezzogiorno et la Sicile.
Encore fallait-il en être investi de manière légitime aux yeux du monde. Jusqu’alors, des papes qui ont vécu dans la menace, au nord de l’Empire, et de nouveaux venus qui les ont souvent étrillés, au sud, se sont vus contraints au compromis. Les Normands relèvent donc du Saint-Siège, mais sont de bien terrifiants vassaux… En 1130, l’élection d’Innocent II est canoniquement fort douteuse et il se voit opposer un compétiteur sérieux en la personne d’Anaclet II. C’est à celui-ci que Roger prêtera hommage cependant que l’autre, soutenu par Bernard de Clairvaux et, bientôt, la plupart des Etats européens, vit un dur exil en France, puis en Italie du Nord. Roger, dès le jour de Noël de cette année décisive, se proclame roi et ceint la couronne à Palerme.
Cette promotio ad regnum revêt une importance politique considérable. La Sicile et le Mezzogiorno, gouvernés par une main de fer, constituent une force dont la diversité fait la richesse. Elle effraie jusqu’aux seigneurs normands du continent à qui le manque de génie des successeurs de Robert Guiscard a donné des idées d’autonomie. Pendant dix années, il faudra à Roger II de Sicile une longue campagne annuelle pour regagner peu à peu les principautés dissidentes qui, profitant du schisme où l’Eglise se trouve empêtrée, concluent des alliances immédiatement exploitables, avec l’Empire germanique ou Byzance, Venise ou Pise, tout en ayant au cœur le souvenir de leurs anciennes libertés. C’est le cas des villes. Une guerra souvent féroce, où le roi peut à l’occasion subir de terribles revers, ensanglante les terres rebelles que soulèvent des féodaux acharnés dont le plus illustre n’est autre que le beau-frère de Roger II, Rainolf d’Alife. C’est seulement en 1139, ce compétiteur courageux mais brouillon une fois mort, le pape Innocent II battu et fait prisonnier sur les bords du Garigliano, que cessera la révolte. Le pape signera, à Mignano, un traité qui s’incline devant des faits têtus que jamais la papauté, au fond, n’acceptera…
Cette treuga Dei dont le mouvement s’amorce un peu partout en Europe fournit à Roger II l’occasion de doter ses Etats d’institutions stables qui exalteront l’idée de souveraineté et de “bien public”. Les fameuses Assises d’Ariano, promulguées en 1140, sont une recherche d’équilibre entre les droits de la couronne et ceux des vassaux. L’outil est une administration strictement dépendante du souverain. On a puisé dans toutes les réglementations connues, du vieux droit lombard aux institutions du monde musulman, pour élaborer un “code” qui dise le droit en manière publique et privée. Justice, finances, fiscalité, douanes, commerce, monnaie ou héritage, rien qui n’affirme l’autorité du roi et ne soit à l’avant-garde de l’Europe occidentale.

De cet “Etat œuvre d’art” – que d’aucuns attribueront à la dureté d’un rex tyrannus -, Roger II tire un prestige inouï. Cet homme, qu’on va bientôt représenter, sur les mosaïques de la Martorana, sous les traits d’un basileus byzantin recevant la couronne du Christ même, bénéficie d’une aura prodigieuse. Ses unions successives montrent cette irrésistible ascension. Elvire de Castille est l’une des filles d’Alphonse VI de Castille ; Sibylle de Bourgogne, fille du duc de Bourgogne ; Béatrice de Rethel enfin, d’une prestigieuse famille ardennaise. De celle-ci, il aura une fille, Constance, qu’il ne connaîtra jamais et qui devait enfanter Frédéric II, roi de Sicile et empereur germanique…
Dans bien des cas, Roger II saura se mettre en position d’arbitre. Lors des négociations qui précèdent le départ de la deuxième croisade, il offrira les services de la flotte sicilienne, alors maîtresse de la Méditerranée. L’opposition de Constantinople, dont jamais le roi de Sicile n’a oublié qu’elle est toujours pour lui une proie, fait capoter le projet. On sait les drames qui s’ensuivront, pour le roi de France et l’empereur allemand. Roger met d’ailleurs à profit ce refus pour mener, parallèlement à ses conquêtes en Ifrîqiyya et en Libye, des raids humiliants pour le basileus.
Dès lors, les Etats normands s’imposent comme une puissance économique de premier plan. Palerme, Naples, Messine, Bari, Amalfi, Brindisi ou Syracuse sont au cœur d’un gigantesque empire commercial où se négocient les produits les plus divers venus de l’Orient extrême ou, par le Maghreb, de l’Afrique subsaharienne. Roger II est en correspondance avec tout ce qui compte alors dans le monde connu. Il entretient des liens privilégiés avec le sultan d’Egypte. Ce qui est loin d’être compris de tout le monde en un moment où les tensions sont vives entre la chrétienté et l’Orient musulman. Le roi de Sicile, au grand dam de beaucoup, n’oubliera jamais ses droits sur Antioche. Ce “sultan couronné” impose chez lui une tolérance dont il est peu de dire qu’elle n’est pas au goût du jour dans le monde médiéval. La Conca d’oro retentit du bruit des marchands et des artisans, mais aussi de celui des muezzins. Si le monachisme grec tend à céder devant les fondations latines, il est lui aussi protégé. Roger II arme en Sicile des contingents musulmans qui lui sont absolument dévoués et n’éprouvent aucune répugnance à combattre dans le Mezzogiorno, fût-ce contre la papauté. C’est cette volonté de symbiose qui a le plus souvent frappé les contemporains, y compris des voyageurs arabes comme Ibn Jubayr. Et c’est à elle qu’on doit quelques-uns des chefs-d’œuvre de ce temps. Les Normands, dès le xie siècle, ont su être des constructeurs avisés. L’architecture romane a tôt explosé en Pouille, en Calabre, en Basilicate et jusqu’en Sicile même. Le règne de Roger II a poursuivi sur cette lancée tout en lui donnant un éclat exceptionnel. C’est lui, ou ses plus proches collaborateurs, qui ordonne la construction de la cathédrale de Cefalù et de la Chapelle palatine. S’y déploie, dans une harmonie et un faste sans précédent, le mariage de l’Orient et de l’Occident. Peintures, mosaïques, boiseries, marbres, sculptures, muqarnas disent autant l’histoire sainte que celle du roi lui-même.
Dans des ateliers d’Etat proches du palais royal, des hommes et des femmes, venus de l’Empire byzantin ou d’ailleurs, filent la soie et tissent des textiles de grand prix destinés à la cour ou à honorer des hôtes et dont l’acmé est le manteau de couronnement de Roger, d’inspiration fatimide, que conserve aujourd’hui la Hofburg de Vienne… On sait, aussi, flatter les sens. Le roi, qui n’est nulle part autant chez lui qu’à Palerme, en a fait une ville moderne et heureuse. Outre le palais, il dispose de nombreuses résidences de campagne, luxueuses, qu’entourent des jardins de rêve, dont la Favara est le joyau. Poètes et musiciens ont su proclamer, en latin, en langue d’oc ou en arabe, cette “terre sillonnée de cours d’eau d’où jaillissent des sources pérennes”.
Protecteur des arts et des lettres, Roger II a un goût marqué pour les techniques et les sciences. Il finance nombre de recherches. Le clocher de la Chapelle palatine sera vite doté d’une horloge hydraulique dont une inscription en latin indique la date d’exécution. La grecque et l’arabe, elles, disent comment “le tout-puissant prince Roger […] confirme le cours de l’élément fluide en lui donnant la connaissance infaillible des heures du temps”… La plus prodigieuse réussite intellectuelle du règne reste quand même la carte élaborée par le grand géographe al-Idrîsi, originaire de Ceuta, qui a fait ses études à Cordoue. Au début des années 1140, Roger l’invite au palais et met à sa disposition “un grand disque d’argent massif divisé en segments et d’un poids de quatre cents livres” pour que le savant puisse y tracer un planisphère. Une foule d’experts mèneront l’enquête sur place. Le résultat est une “image du monde” portée à la perfection et l’instrument de connaissance dont un puissant génie politique peut faire un excellent usage. Le planisphère est accompagné de soixante-dix feuillets portant quelque deux mille cinq cents noms. On l’appellera justement al-Kîtab al-Rudjâri : le Livre du roi Roger. Il est achevé dans les derniers jours du mois de shawwal de 548 de l’Hégire, soit à la mi-janvier 1154.
L’ultime chef-d’œuvre. Le 26 février, Roger II meurt à Palerme. Il repose aujourd’hui dans la cathédrale de Palerme construite par son petit-fils Guillaume II. Sur la cuve de porphyre, on peut lire : rogerius in christo pivs, potens rex et christianorvm adjutor. Les musulmans diront : Nazîr an-Nasrâniyya, ce qui est la même chose. Non loin, son petit-fils Frédéric II, roi de Sicile et empereur germanique, le fils de Henri VI de Hohenstaufen et de Constance de Hauteville, qui devait porter l’ouvrage vers un prodigieux apogée, avant d’être l’occasion de sa ruine.
L’héritage des rois normands – la “race immonde” que la papauté a anéantie comme de la vermine – sera recueilli, après les “Vêpres siciliennes”, par la couronne d’Aragon, puis par celle de Castille. Pour un demi-millénaire.
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