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C’est en écrasant cinq rois musulmans à Ourique qu’Alphonse, comte de Porto, fonde le Portugal – telle est du moins la version portugaise, que rien ne vient corroborer du côté ennemi. Ce qui est sûr, c’est que la naissance du royaume correspond à une recomposition politique de toute la péninsule.
C’est par une chronique portugaise, de quarante ans postérieure, que l’événement nous est connu : elle rapporte que le 25 juillet 1139, jour de la Saint-Jacques, le comte de Porto Alphonse Enriques, fils d’Henri de Bourgogne, remporta sur « cinq rois » musulmans – en fait cinq gouverneurs almoravides – une bataille décisive à Ourique, probablement dans l’Alentejo portugais, entre Evora et Silves. Les musulmans, qui se proposaient d’encercler les forces chrétiennes engagées dans un raid audacieux en territoire islamique, auraient en vain tenté de prendre l’éminence où la troupe portugaise s’était retranchée. Malgré la disproportion des forces, Alphonse aurait réussi une sortie et mis en fuite les assaillants.
Mais aucune mention de l’épisode ne figure dans les chroniques des vaincus présumés. Jacinto Bosch Vila, qui retrace en détail l’histoire des Almoravides, signale, d’après les chroniques maghrébines qu’il suit fidèlement, d’obscurs engagements contre la milice urbaine de Salamanque (en 1134) ou à Caceres (en 1135 ou 1136). D’Ourique, il n’est pas question.
Dans la mémoire portugaise, au contraire, l’événement grandit à mesure qu’il s’éloigne. Au début du XVe siècle, peu après la prise de Ceuta (1415), Ourique adopte sa forme canonique de victoire fondatrice du royaume. Saint Jacques lui-même est dit participer au combat dont il assure l’issue favorable aux chrétiens, dans un clair rappel de la légendaire bataille de Clavijo (en 842), lors de laquelle le saint aurait déjà donné la victoire aux Leónais contre les musulmans. Comme le roi de León à Clavijo – et comme Constantin à la veille de la bataille du pont Milvius qui lui livra Rome et l’empire – le prince portugais, dans la nuit précédant le combat, reçoit en rêve la promesse de sa victoire.
« REX PORTUGALLENSIS »
De fait, quelles qu’aient été les dimensions de la bataille et l’ampleur de la victoire chrétienne, c’est bien Ourique qui transforme le comté de Porto en royaume. Dès 1140, Alphonse Enriques, le vainqueur, est proclamé roi des Portugais, Rex Portugallensis, par ses barons et par l’archevêque de Braga, chef légitime d’une hiérarchie épiscopale héritée des temps wisigothiques. L’héritage des Goths et la victoire sur l’Islam, les deux étendards de la légitimité politique dans l’Ibérie chrétienne du XIIe siècle, s’inclinent devant lui.
La plupart des couronnes, au coeur du domaine occidental, ou même en Europe centrale, sont déjà attribuées. Certes, des royaumes naissent sur les terres arrachées à l’Islam méditerranéen : Roger II devient roi de Sicile en 1130. Mais, dans ces mêmes années, la péninsule Ibérique offre une rare complexité de mutations : en 1134, à la mort du roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, la Navarre, annexée par l’Aragon en 1076, retrouve son autonomie et sa dignité royale. L’année suivante le roi de León et Castille, Alphonse VII, fait reconnaître par ses vassaux et par le nouveau roi de Navarre le titre d’« empereur » que son grand-père maternel Alphonse VI avait mis en avant après la prise de Tolède au détriment de l’Islam. En 1137, l’Aragon s’unit à la Catalogne et sa couronne échoit à la famille comtale de Barcelone. La proclamation d’Alphonse Ier de Portugal en 1140 est le dernier mouvement d’une surprenante agitation qu’il convient d’interroger.
Si l’on excepte la Catalogne, reconquise par les Francs entre 785 et 801 et annexée à l’histoire carolingienne, l’ensemble des terres chrétiennes du nord de la péninsule Ibérique constitue, jusqu’au milieu du Xe siècle au moins, un ensemble relativement indistinct sous l’autorité des rois de León. Après 960, la crise de la royauté Leónaise, assez analogue à celle qui morcelle le domaine carolingien, se conjugue avec l’activisme du califat de Cordoue, en particulier sous le gouvernement du chambellan al-Mansûr et de ses fils (978-1009).
Les deux confins du royaume de León trouvent dans la tourmente une identité nouvelle. A l’est, le comté de Castille, appuyé sur le royaume de Navarre, subit le gros des campagnes militaires andalouses dans les hautes vallées de l’Èbre et du Douro et s’impose comme l’aile marchante, militante et rebelle de la chrétienté ibérique. A l’ouest, mieux protégée des incursions musulmanes, exaltée et enrichie par la popularité croissante du sanctuaire de l’apôtre Jacques à Compostelle, la Galice, avec son appendice le comté de Porto, fait au contraire figure de conservatoire royal et monastique.
Au XIe siècle en revanche, l’effondrement du califat de Cordoue et sa division en une vingtaine de principautés (les taifas) favorise la réunification du Nord chrétien sous l’impulsion de la Navarre et de la Castille. Ferdinand Ier, comte de Castille, devient roi de León en 1037 et exerce une pression sur les taifas limitrophes, les émirats de Tolède et Badajoz. C’est à lui qu’on attribue le premier acte véritable de la Reconquête, la prise de Coimbra en 1064. Tous les musulmans établis au nord de la ville, entre les fleuves Douro et Mondego, sont chassés – preuve qu’ils y étaient peu nombreux. Aucun conquérant, en effet, n’a intérêt à vider la terre dont il prend possession pour en faire un désert stérile et sans profit. C’est le nombre des sujets qui fait la richesse des rois. Les chrétiens devaient donc y former l’essentiel de la population dès le milieu du XIe siècle.
Sous son fils Alphonse VI, fils de Ferdinand, l’affrontement entre Almoravides et Leónais tourne à l’avantage des premiers : Alphonse est écrasé à Zallaqa (1086) et son fils unique, Sancho, vaincu et tué à Uclès (1108). A la mort d’Alphonse en 1109, León entre dans une longue éclipse, dont profitent de nouveau les deux ailes, méditerranéenne et atlantique, de l’Espagne chrétienne.
Dévot du monastère bourguignon de Cluny, Alphonse VI a donné ses deux filles, Urraca et Thérèse, à deux princes de Bourgogne, Raymond et Henri. De Raymond et Urraca est issu en 1105 Alphonse VII : il devient maître du León à la mort de celle-ci en 1126 et devient en 1135 « empereur » des terres ibériques.
LES TERRES FROIDES DE L’OUEST
C’est du second mariage, entre Henri de Bourgogne et Thérèse, que naît en 1109 Alphonse Enriques. En 1095 ou 1097, Alphonse VI a confié à son gendre Henri de Bourgogne la défense du comté de l’Ouest au moment où l’offensive almoravide contre Tolède requérait toute son attention au centre. Alphonse Enriques devient donc comte de Porto. C’est à ce titre qu’il remporte la bataille d’Ourique en 1139.
Ce qui devait devenir le Portugal répond alors assez bien à la définition de l’ensemble de terres chrétiennes que donnait quelques années plus tôt à l’émir de Grenade l’ambassadeur d’Alphonse VI, le comte Sisnando Davidiz : la partie la plus froide et pauvre de la péninsule, où les Arabes ont refoulé les chrétiens. En somme, des provinces perdues aux limites ultimes des terres humanisées, au bord d’un océan vide et terrifiant – et pour cela même, une terre que l’Islam avait relativement négligée depuis la conquête.
Les Almoravides ne dérogent pas à cette tradition. Entre 1085 et 1110, à l’exception de la brillante résistance du Cid, c’est le front central, aux abords de Tolède, qui les préoccupe. Entre 1110 et 1135, le conflit se reporte dans la vallée de l’Ebre et sur la côte méditerranéenne, en plein essor économique et démographique depuis le XIe siècle.
A part la brève occupation de Coimbra en 1117, les chroniques maghrébines se désintéressent de ce front de l’ouest. Au contraire, après Ourique, l’ouest d’al-Andalus – le Gharb (« ouest » en arabe) qui donne Algarve – devient la préoccupation principale des Almoravides agonisants et des Almohades qui leur succèdent. En 1147, l’effondrement almoravide au Maghreb offre aux Portugais toute la basse vallée du Tage, Santarem et Lisbonne. Entre 1160 et 1170, Geraldo Sem Pavor (« sans Peur »), le « Cid portugais », reconquiert l’essentiel de l’Alentejo et de l’Estrémadure espagnole – les Almohades ne limitent leurs pertes qu’avec la complicité des Leónais, inquiets des progrès portugais, et en achetant à prix d’or le capitaine victorieux pour l’employer à leurs campagnes africaines. Enfin, en 1184, le calife Abu Yaqub Yusuf est vaincu et tué en attaquant Santarem.
Au total, les confins belliqueux et rebelles, Castille, Aragon ou Portugal se montrent plus efficaces dans la Reconquête que l’autorité royale, puis « impériale » du León. La même logique prévaut, avec des résultats inverses, dans l’Islam maghrébin regroupé sous une seule autorité, et vaincu. C’est le schéma classique de l’État selon Ibn Khaldûn : d’une part, une masse sédentaire dense et prospère, désarmée et fiscalisée, où l’empire trouve ses ressources financières, les secrétaires de sa chancellerie et ses hommes de religion prestigieux – al-Andalus ; et d’autre part un vaste territoire tribal d’où il tire ses guerriers – le Maghreb. Mais ce sont les populations pacifiées et les ressources fiscales, le ventre mou et précieux de l’empire, qui sont au contact de l’ennemi chrétien, tandis que les tribus cernent la capitale. En 1140, au moment d’Ourique, les Almoravides luttent pour leur survie au Maghreb contre l’insurrection almohade dont le foyer principal surplombe Marrakech, siège du pouvoir royal, et qui va les détrôner en 1147.
Les mêmes vérités – le dynamisme des marges, l’effacement du pouvoir central – affectent le Portugal naissant. Les succès de la Reconquête y reviennent moins au roi Alphonse Enriques qu’à Geraldo « sans Peur », un Cid qui ne jouit ni de la noblesse du lignage, ni surtout de l’éclat littéraire de la chanson de geste qui auréole son modèle castillan, et qui finit assassiné au service des Almohades. Peut-être l’exaltation de l’insignifiante bataille royale d’Ourique est-elle d’abord destinée à faire oublier la figure entêtante de ce chef de bande issu du néant, de ce mercenaire victorieux passé à l’ennemi musulman, pour mieux rétablir la majesté de la couronne portugaise.
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