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Ulysse | 11.06.2010 à 10h09 • Mis à jour le 11.06.2010 à 20h30 | Par Fabienne Pompey

The Huguenot Monument in Franschhoek, South Africa, commemorating the cultural contribution of French Huguenots
The Huguenot Monument in Franschhoek, South Africa, commemorating the cultural contribution of French Huguenots

Ici, les producteurs de vins ne sont pas des winemakers mais des vignerons. Leurs propriétés s’appellent la Motte, Haute Cabrière, la Dauphine ou la Provence. Dans la rue principale du village, les restaurants portent des noms aussi français que mystérieux pour les autochtones, comme « Le ballon rouge », « Le bon vivant » ou « La Bouillabaisse ». On boit une bière au « Bistrot », on achète des souvenirs et babioles « Moi », des robes ancien­nes au « Penchant », et on va chercher ses nouvelles lunettes au « Pinz Nez ».

Et pourtant, dans cette petite ville de 16000 habitants, absolument personne ne parle le français. La ville exploite simplement son passé, quand elle était le « coin des Français », Franschhoek, en Afrikaans. Ils s’appelaient de Villiers, Hugo, Malherbe, Rousseau, du Pré ou Malan, ils étaient tous des huguenots, des calvinistes, et avaient quitté la France après la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, pour échapper aux persécutions.

Nombreux trouvèrent asile en Hollande. Partis quasiment sans rien, les huguenots n’avaient guère le choix de leur emploi, et beaucoup s’engagèrent sans conviction ni envie au service de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. La compagnie venait d’ouvrir un comptoir au Cap, pour ravitailler les navires en route pour les Indes. Sous l’impulsion du jeune et dynamique gouverneur du Cap, Johan van Riebeeck, le comptoir allait se transformer en colonie.

Sur cette terre au climat méditerranéen, les Hollandais voulaient faire pousser des fruits, des légumes, élever du bétail, mais aussi produire du vin. La terre, l’ensoleillement, la pluviométrie étaient parfaites, mais les techniques employées ne l’étaient pas. Le vin produit était une abominable piquette.

Le nouveau gouverneur du Cap, Simon van Stel, insista alors auprès de la Compagnie pour qu’on lui fournisse « quelques individus experts dans la plantation de la vigne et de l’olivier, qui enseigneront aux vieux colons ». C’est ainsi que le premier bateau de réfugiés français, le Zoorschoten, quitta la Hollande pour le Cap le 31 décembre 1687. Un voyage de trois mois dans des conditions épouvantables, soumis à la promiscuité et au rationnement des vivres et de l’eau. Faute de produits frais, de nombreux passagers souffraient du scorbut et beaucoup mouraient avant la fin du voyage. La compagnie offrait aux huguenots une terre et un pécule, à rembourser, pour débuter leurs activités. Leur contrat était de cinq ans, mais la plupart ne repartirent jamais. Ils furent ainsi 277 à venir s’installer.

Franschhoek. les commerçants continuent d'utiliser l'image de la France.
Franschhoek. les commerçants continuent d’utiliser l’image de la France.

Le révérend Pierre Simond essaya de maintenir l’usage de la langue française, mais la politique du gouverneur était clairement de favoriser l’assimilation de ses nouveaux venus. La plupart étaient regroupés dans la vallée du Drakenstein, notamment à Franshhoek, et les autorités veillèrent à ce que des fermes hollandaises s’installent entre les propriétés des « francophones ».

En 1689, Pierre Simond, à la tête d’une délégation de huguenots, alla demander que le culte soit dit en français. « Eh quoi, s’emporta alors le gouverneur van der Stel, voilà des hom­mes qui ont fui la France à cause des persécutions (…), qui ont obtenu leur passage gratuit à bord des navires de la compagnie, qui ont été traités avec bonté (…) et qui maintenant veulent leur église à eux !

Demain, ils voudront leurs magistrats à eux,  un commandant en chef à eux, et peut-être même un prince… » La réponse fut un « non » cinglant. « Ils étaient pres­que tous illettrés, ils avaient du mal à s’organiser en tant que communauté, un tiers d’entre eux venaient de Provence, un tiers des Flandres, ils parlaient la langue de leur région. Sans compter que beaucoup avaient déjà passé pas mal de temps en Hollande avant d’embarquer et maîtrisaient le Hollandais », explique Juna Malherbe, historienne et généalogiste au Musée des huguenots.
Trente ans après l’arrivée des premiers colons, vingt-cinq personnes seulement parlaient encore leur langue maternelle. Une génération plus tard, il n’y avait plus un francophone dans la colonie. Les huguenots faisaient maintenant partie de la communauté qui plus tard allait s’appeler les Afrikaners; leur langue était l’Afrikaans, un dialecte proche du néerlandais du XVIIe siècle mâtiné de quelques influ­ences indiennes et zoulous.

Quel­ques traces de français subsistent aussi, mais si déformées par le temps qu’elles sont à peine reconnaissables. Il en va de même pour les noms de famille. Après plusieurs années, les Villon sont parfois devenus des Viljoen, les Lelong des de Lange, les Leclerc, des de Klerk, et les Mesnard sont devenus des Minnaar. Les fermes ont aussi vu leur nom altéré et il est aujourd’hui difficile d’imaginer que la « burgundi » était au départ la « bourgogne ».

Rapidement donc, l’histoire et la culture des huguenots s’est con­fondue avec celle des Boers, le ter­me afrikaans pour « paysans ». Ils ont participé au Grand Trek, à la guerre contre les Anglais, au gouvernement d’apartheid, intégrés dans ce que les Afrikaners appellent « la première tribu blanche d’Afrique ». « Jusque dans les an­nées quatre-vingt, Franschhoek était entièrement afrikaner. En 1985, il y avait ici trois familles d’origine britannique et un Noir », raconte le révérend Bossie Minnaar, qui officie depuis quelques années dans la magnifique petite église protestante réformée, cons­truite en 1847 dans le style Cape Dutch, caractéristique de la région.

Il faut cependant préciser que la population comportait aussi de nombreux métis, les colored, em­ployés dans les fermes, et dont la langue est aussi l’afrikaans. Au­jourd’hui, il y a près d’un millier d’anglophones, soit 11% de la population. Beaucoup de fermes ont été rachetées par des fonds d’investissements, des privés venus de toute l’Afrique du Sud ou de l’étranger, peu de propriétés sont encore des fermes familiales huguenotes.

Le révérend Minnaar est mem­bre de la direction de la Société des huguenots, fondée en 1953, qui gère entre autres le Musée des huguenots et a permis la construction du mémorial, un monument commémorant la liberté reconquise des protestants français. Composé de trois arches représentant la Trinité dominant une femme se libérant de ses chaînes, le monument est situé au bout de la rue principale du village.

Le musée, à quelques mètres du mémorial, accueille chaque année environ 60000 visiteurs dont 40% sont des Français. On y trouve de nombreuses bibles, des objets de la maison, assiettes, verres, horloges, longues vues, quelques te­nues d’époque, des jouets d’enfants en porcelaine, quelques peintures et des portraits d’hommes et de femmes austères, le visage fermé, comme il convenait alors de poser.

Le musée est aussi un centre de recherche généa­logique. Chaque famille d’origine huguenote peut venir ici chercher ses ancêtres. Juna Malherbe travaille sans relâche grâce aux archives conservées à Stellenbosh, la ville voisine, à reconstituer les lignées des Theron, des Preez ou des Rossouw. La Société des huguenots regar­de avec circonspection la franco-mania qui s’est développée ses dernières années à Franschhoek.

Ainsi, depuis quelques an­nées, pour le 14 juillet, la ville fête le « Bastille Day ». Les commerçants, les chefs cuisiniers, les hô­tesses du tourisme portent tous un bérêt rouge dans des rues pavoisées le temps d’un week-end de drapeaux « rouge, blanc, bleu » (les habitants de Franschhoek pour une raison mystérieuse annoncent toujours les couleurs françaises à l’envers). L’emblème de la municipalité est le drapeau bleu, blanc rouge, orné en son centre d’un éléphant qui rappelle qu’avant d’être Franschhoek, la vallée, régulièrement traversée par des pachydermes, était appelée Olifanthoek.).

Sur cette route des vins, empruntée par des centaines de milliers de touristes chaque année, la « french touch » fait toute la différence. Il peut y avoir jusqu’à 50000 visiteurs pendant les « Bastille days », qui permettent à la ville un regain d’activité au beau milieu de l’hiver austral. Pendant deux jours, on joue aux boules, on regarde des films français sous-titrés, mais surtout on déguste du vin et du fromage. Les restaurants de la ville sont pleins. Franschhoek a en effet acquis la réputation de la ville la plus gastronome du pays. Élu meilleur restaurant du pays, le « Quartier français » figure en bonne place dans les guides les plus sélects du monde entier.

« Ici tout le monde fait du fine dining, du dîner fin, petite portion et grosse addition », confie la gérante d’un restaurant de type « brasserie française ». Nous restons tout de même en Afrique du Sud, pays de gros mangeurs, et si les assiettes semblent remplies d’échantillons, le menu comprend entre quatre et huit plats, souvent surprenants, audacieux et la plupart du temps délicieux. Quant aux prix, ils sont certes au-dessus de la moyenne nationale, mais restent raisonnables pour les touristes européens.

Malgré les couleurs et les noms qui sonnent si français, inutile de lancer « bonjour » au serveur. « Non, notre chef n’est pas français, et le propriétaire non plus. En fait, à la « French connection », on n’a pas de connections avec la France, sauf que Franschhoek, c’est français », tente le chef de salle de cette brasserie, visiblement un peu embrouillé dans ses explications. Camill, le patron de la « Bouillabaisse », restaurant de poissons, est hollandais. « J’ai travaillé un peu en France et j’adore la bouillabaisse. Mais je dois recon­naître qu’ici, personne n’arrive à prononcer ce mot correctement, ils savent vaguement que c’est un plat avec du poisson. »

Arrivée depuis peu dans le village, Sue s’amuse beaucoup en racontant pourquoi elle a appelé sa boutique « Moi ». « Ici, les jeunes, pour dire « bise » sur un texto, écrivent « mwaa », le bruit d’un baiser, et après quelques verres de vin entre copains, j’ai décrété que j’allais appeler ma boutique « mwaa », mais comme on est à Franschhoek, je l’ai francisé en « moi ». » Encore une fois, le rapport avec la France et les Français est très lointain.

À l’entrée du village, une échop­pe vend des fromages français, hors de prix, pour accompagner les vins du pays. Mais de plus en plus, les restaurateurs achètent des productions locales, en particulier celles de Fairview, à quelques kilomètres de Franschhoek, où l’on fabrique, avec une relative réussite, du « brie », du « camembert » ou du « crottin ».

Depuis plusieurs années, les vignerons ont dû renoncer à faire du champagne, la France veillant à ce que les appellations contrôlées soit respectées. À Fairview, on produit le « goat du roam », un jeu de mots destiné à s’amuser du protectionnisme français. Personne n’est dupe de cette usurpation de culture. Commerçants, cuisiniers, hôteliers reconnaissent que la « french touch » est avant tout une opération purement commerciale.  Peu importe. La ville, protégée des néons et des enseignes tapageuses par un « comité d’esthétique » très vigilant, aligne ses jolies villas blanches aux jardins parfaitement entretenus, ses restaurants chics, ses anciennes fermes converties en auberges autour de vignobles tricentenaires.

Les propriétés viticoles sont quasiment toutes ouvertes au public pour des dégustations, parfois des piques-niques. Certaines fermes possèdent de petits musées ou proposent un tour de la propriété. Dommage, cependant, que la plupart ferment leur porte dès 16 ou 17 heures, avant le moment de l’apéritif. Le soir, les touristes se retrouvent donc sur l’avenue des Huguenots, la rue principale du village, avec ses bars, ses restaurants, ses boutiques, et ses guest-houses. « Quand il y a une chambre libre dans une maison, immédiatement, elle devient une chambre d’hôte. Résultat, les gens du coin ne peuvent plus vivre à Franschhoek, tout est devenu trop cher », explique le révérend Bossie Minnaar, qui héberge chez lui une demi-douzaine de jeunes chefs, des apprentis cuisiniers qui n’ont pas les moyens de louer une chambre.

Franschhoek, calme et proprette, est devenu un village de carte postale et a réussi grâce à son cadre naturel magnifique, beaucoup de dynamisme et le coup de pouce des ancêtres français à devenir l’une des destinations les plus courues de toute l’Afrique du Sud. La destination, indique le site officiel de la ville, des « food connoisseurs et gourmands », en franglais dans le texte.

Fabienne Pompey

 

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