CHAPITRE III (pages 418 – 424)
Influence de la Réforme.
I. Influence morale.— II. Influence intellectuelle. — III. Le caractère National.- IV. Influence littéraire.
« 0 siècle! les esprits se réveillent, les études fleurissent; il fait bon vivre. » Ce cri d’Ulrich de Hutten est d’un optimiste. Assurément, les esprits se réveillent, les études fleurissent; « toutes disciplines sont restaurées, les langues instaurées, » dira Gargantua dans sa belle lettre à Pantagruel. Fait-il « bon vivre? » La guerre est partout. Chocs d’idées et chocs d’épées ; l’encre et le sang coulent à flots. Il se peut qu’un Ulrich de Hutten, polémiste et soldat, n’ait pas imaginé de bonheur plus complet que celui de recevoir des coups et de les rendre. Mais le XVIme siècle fut loin de ressembler à l’âge d’or. S’il est, par la Renaissance et la Réforme, l’une des plus riches saisons intellectuelles de l’humanité, il est, par la vivacité des haines, les odieux excès de l’intolérance, l’une des plus tristes périodes de l’histoire.
On pouvait, on devait croire que la révolution religieuse serait une œuvre d’émancipation avant tout. Luther, Zwingli, Calvin luimême ne se révoltaient-ils pas au nom de la liberté? Rome n’était-elle pas représentée comme la tyrannie, et n’était-ce pas contre elle que l’on marchait? La Réforme fit de la théologie; la dogmatique n’est point libérale. En Suisse d’ailleurs, le zwinglianisme, plus généreux et moins sombre, succomba bientôt devant les principes formulés dans l’Institution chrétienne. Qu’étaient devenues les chimères initiales de l’esprit affranchi, de la raison délivrée?
Dans les institutions politiques, la Réforme — ne réforma rien. Quelques-uns de ses orateurs ou de ses écrivains ne craignirent pas d’élever la voix contre le despotisme des rois et les injustices de l’organisation sociale. Ces protestations isolées n’eurent pas d’écho et ne reçurent point de sanction. Les protestants de France et d’Allemagne tiennent en majorité pour le trône ; ceux de Suisse fondent ou tolèrent les oligarchies les plus fermées, tous ces petits États aristocratiques où le peuple était quantité presque négligeable. « Mon règne n’est pas de ce monde, » disent les Réformateurs avec le Christ. Ils accordent même toutes leurs sympathies aux régimes fortement installés; ils aiment qu’on obéisse au pouvoir séculier comme à l’autre. A la vérité, la Réforme devait être ce qu’elle fut, ou ne pas être. A prêcher la république et la démocratie, elle eût perdu l’appui des princes qui venaient à elle par calcul autant, sinon plus, que par conviction ; à proclamer l’indépendance de la pensée dans le domaine religieux, elle n’eût réussi qu’à lancer des bandes indisciplinées contre la plus redoutable et la plus unie des armées. Calvin l’avait bien compris. Il y avait cependant un germe de liberté dans la Réforme. La semence est restée longtemps enfouie sous le sol. Elle s’est développée lentement. Regardez aujourd’hui ! Nos pères ont récolté déjà, et que de superbes moissons ne nous promet pas l’avenir?
I
Si la Réforme n’affranchit point, elle moralisa. Je ne veux pas refaire le tableau de la société au début du XVIme siècle. Du haut en bas de l’échelle, le relâchement des mœurs est grand. Notre pays n’est pas préservé de la corruption générale. Il suffirait, par exemple, de comparer la Genève de Berthelier avec celle de Théodore de Bèze, pour montrer l’influence bienfaisante de la Réforme.
« Il n’y avait plus ni foi ni loi dans la bonne ville de Genève, » a dit un de nos écrivains. On prisait la dissipation, dans ce bourg de sept mille âmes, autant que l’on affectera bientôt le rigorisme. Les affaires des Genevois prospéraient ; les foires attiraient des étrangers en foule; on s’enrichissait sans trop de peine. Les princes de Savoie résidaient volontiers dans la joyeuse villette des bords de l’Arve ; le clergé se recrutait parmi les gentilshommes de haute naissance ; les bourgeois, gais, légers, portés au plaisir, ne songeaient qu’à ne pas s’ennuyer. Tout ce monde s’entendait à merveille pour vivre comme Roger Bontemps. Et l’on est en droit de supposer que la Réforme, avec ses exigences de sérieux et d’austérité, ne se lut point implantée à Genève, si les nécessités politiques n’avaient été plus fortes que les besoins de la conscience.
Soudain, comme par enchantement, et bien que des résistances se produisent, la métamorphose est complète. On a joué la comédie, des siècles durant, et rien que cela. La scène va être occupée par la tragédie biblique : le Sacrifice d’Abraham après la Mère folie ! Et les graves ministres succéderont aux prêtres indulgents, et l’on délaissera le chemin de la foire pour celui du temple. Amusons-nous I chantaient les ancêtres. Surtout, ne nous amusons pas 1 prêcheront les réformateurs. On regimba. Cette discipline, d’importation étrangère, convenait médiocrement au caractère national. On voulait bien changer de religion1 ; mais voyez-vous les « enfants de Genève » transformés en piliers des églises protestantes? L’indomptable énergie de Calvin, la volonté fougueuse de Farel eurent raison de tous les obstacles. Il fallut plier : tous ces diables se firent ermites, d’assez mauvaise grâce au demeurant. Eurent-ils à le regretter?
A considérer Genève, — pour ne parler que de cette ville, — à considérer Genève avant et après la Réforme, on se croirait transporté d’un continent à un autre. L’impression d’étonnement se dissipe vite, pour faire place à un sentiment de très vive admiration.
Il y a certes quelque chose d’artificiel et d’extérieur dans la régénération morale opérée par le calvinisme. Si l’on était descendu au fond des cœurs, peut-être y eût-on découvert des ferments de révolte, et de l’hypocrisie, et de l’ennui. Hélas ! « ce monde est fait à dos d’âne, a écrit Bonivard ; si un fardeau penche d’un côté et vous le voulez redresser et le mettre au milieu, il n’y demeurera guère, mais penchera de l’autre. » Quelle différence néanmoins entre l’ancienne et la nouvelle Genève, et toute à l’avantage de cette dernière qui sera, selon un mot célèbre, « le grain de musc parfumant l’Europe 1 » La ville n’était qu’une grosse bourgade en 1520 ; elle est, en 1 580, la rivale de Rome, sinon par le territoire et la population, du moins par les lettres et les sciences. Elle n’était rien ; elle est une force dans le monde. Et ses habitants, que sont-ils devenus?
Les hommes, d’abord. En I517, BerlheJier, le patriote-martyr, qui avait dépassé la cinquantaine, s’associait à des escapades du genre de celle-ci. Un soir qu’il avait soupé avec ses jeunes amis, les « enfants de Genève, » lui et ses camarades se demandèrent ce qu’ils pourraient bien faire de la mule de spectacle Messire Claude Grossi, laquelle mule avait péri par suite de quelque accident. Berthelier opina que l’on crierait la peau de la mule par les rues, avec le tambour d’Allemagne et un fifre. M. Pictet de Sergy, qui a conté cette histoire, ajoute : « Ils sortirent tous à grand bruit, avec leurs rapières. Après le roulement du tambour, le fou de l’abbé Bonmont, maître Jean au Petit-Pied, qu’ils avaient amené avec eux, cornait de son cornet, puis récitait la proclamation, qui était ainsi conçue : — Oyez 1 oyez 1 oyez 1 on fait assavoir à toutes manières de gens que s’il y a aucun qui veuille acheter la peau d’une mule du plus gros âne de la ville, il s’en vienne. » A quoi bon achever ma citation? Ce trait de mœurs peint une époque. Berthelier, qui sut rire, sut mourir aussi pour la liberté de Genève. Mais quelle insouciance ! Et si Berthelier fut à son heure un vaillant citoyen, les héros sont rares dans la bande des farceurs. Les prêtres étaient-ils plus sérieux que les bourgeois? Nullement. Eh bien! le progrès est immense de I 517 à 1560 ou 1600. « On folâtre en cachette, » prétend l’auteur du Moyen de parvenir. Il y a des « difformes réformateurs, » nous apprend Bonivard, qui n’est pas un saint, lui non plus.
Qu’importe ! Les grandes figures abondent, les mâles vertus. On travaille avec acharnement, on prie avec ferveur, on se dévoue avec passion. Genève est à la fois la tête et le cœur du protestantisme : la générosité y a des élans jusqu’alors inconnus, l’intelligence des ressources ignorées. L’étroitesse d’esprit, l’humeur belliqueuse des théologiens sont des travers regrettables; qu’est-ce auprès de toutes ces fortes qualités dont Genève est redevable à la Réforme? Et puis, tous les hommes marquants de ce temps, ou presque tous, les Calvin, les de Bèze, les Roset, les Jacques Lect, n’ont-ils pas, à côté du talent, l’autorité que donnent la rectitude et la dignité de la vie?
Les femmes, elles, sont, au début du XVlme siècle, ce qu’était le tiers-état avant la Révolution ; j’entends les femmes de la bourgeoisie, humbles et pauvres servantes, mises par la Réforme au rang honorable que personne ne leur conteste plus aujourd’hui. Après une génération ou deux, l’épouse est la maîtresse de la maison ; elle est instruite, elle est respectée, elle est aimée. Dans un Mémoire à ses filles sur les femmes doctes de son siècle, d’Aubigné conclura bien « qu’il ne voudrait aucunement inviter au labeur des lettres autres que les princesses, » qui y sont obligées par leur condition ; il affirmera que ce « labeur est inutile » pour les autres, celles-ci devant comprendre que « quand le rossignol a des petits, il ne chante plus. »
Sans être ce que nous appelons des bas-bleus, les huguenotes sont souvent fort lettrées. Elles n’oublient pas pour autant l’exemple du rossignol, car elles sont en général d’admirables mères. Mais elles savent être des compagnes agréables et utiles.
Et c’est ici qu’il importe de signaler l’influence de la Réforme sur la famille. Les protestants ont le fanatisme du mariage. Ils sont, dès la jeunesse, tentés par le bonheur conjugal. L’épouse vient-elle à mourir, ils s’empressent de convoler en secondes, troisièmes ou quatrièmes noces; est-ce le mari qui prédécède, les veuves changent d’état volontiers. Bonivard, Henri Estienne, d’Aubigné, Biaise Hory, tous sont en proie à la furor conjugalis. Au reste, le mariage répond bien à son but essentiel. Croissez et multipliez 1 a dit la Bible. Les huguenots croissent et se multiplient, prolifiques à l’excès. L’insécurité de la vie, les persécutions, les fuites en exil, n’entravent en rien l’augmentation des familles.
Jusqu’à la Réforme, le mariage apparaissait plutôt comme une convention sociale ; son caractère sacré lui est restitué désormais.
D’autre part, l’austérité calviniste ne se concilie plus avec les facilités de l’amour extra-légal. Il faut, de gré ou de force, préférer, suivant l’expression énergique de Noël du Faïl, « l’usage du mariage, qui est sain, à une vie lubrique abandonnée à toutes les rencontres. » J’accorde que tous les ménages ne ressemblent pas aux intérieurs des patriarches. Qu’on se remette en mémoire les aventures de Bonivard 1 Presque partout régnent une mutuelle affection, une estime réciproque, la joie et la paix. Que l’époux soit riche ou misérable, homme d’étude ou homme de guerre, noble ou bourgeois, l’épouse lui dira, comme la femme d’Aubigné : « Je suis trop heureuse de partager avec vous la querelle de Dieu. » A cette confiance absolue, le mari répondra par une robuste et fidèle tendresse. Quoi ? ces réformés prennent tout au sérieux, même le mariage, acte grave en soi mais que l’on avait singulièrement dépouillé de son prestige. Ils se marient réellement devant Dieu, qui reçoit leur serment. Comment violer une aussi solennelle promesse? La vie. à deux est une œuvre de sanctification. Que nous sommes loin de la famille selon Montaigne 1 Les goûts sont très simples dans les maisons protestantes. Rien n’est sacrifié au luxe ni au plaisir. On mène un train fort modeste.
Le mobilier est quelconque, le costume sévère, la table frugale. Le commerce et l’industrie chôment, la cause de la Réforme exige des contributions incessantes, secours aux réfugiés, frais de propagande.
Les dangers extérieurs menacent toujours. Sous le coup de la nécessité, les habitudes mondaines se perdent. Aux fêtes bruyantes de jadis, à la débauche aimable ou folle, succèdent les cérémonies du temple, les joies paisibles du foyer.
L’éducation des enfants, plus attentive et plus rigide, est aussi beaucoup plus soignée. Voulez-vous pénétrer dans un intérieur genevois vers l’an 1560? Voici le tableau, exact sans contredit, qu’en trace le Bâlois André RyfI, qui fut apprenti chez l’épicier Jean du Molard : « Tous les matins à cinq heures, il envoyait tout son monde à l’église, et quand il avait l’intention de me fustiger (il l’a « battu plus de trente fois » dans le cours d’une année), il me faisait rester à la maison. Il me fustigeait avec de puissantes verges, auxquelles il avait fait des nœuds. Malgré cela, je ne me suis jamais plaint, parce que je me trouvais très bien chez mon maître et que je sentais que je retirais profit de cet apprentissage. Je remercie Dieu particulièrement de m’avoir conduit dans cette maison parce qu’il y régnait une discipline parfaite et une police bien ordonnée. Chaque matin et aussi chaque soir, maître Jean, sa femme, son beau-frère et aussi toute la maisonnée, s’agenouillaient dans la salle du poêle, et là la Dame faisait la prière à très haute voix, remerciant Dieu avec recueillement pour ses grâces et ses bienfaits. En outre, c’est la coutume des ministres de Genève d’aller tous les trois mois dans toutes les maisons; ils réunissent les habitants, jeunes et vieux, de six, huit, dix maisons, pour les interroger, les examiner, leur faire rendre compte de leur foi et les catéchiser avant qu’ils prennent la cène. »
La vie politique se ressent de la vie privée, les intérêts du pays se confondent avec ceux de la religion et de la famille. Le patriotisme gagne en énergie, s’il n’a plus toute sa vivacité frondeuse.
Insisterai-je? Non, car je tiens à ne pas abuser des digressions.
II
« Messieurs de Genève, conte Bonivard, n’ont pas voulu avoir reçu la grâce de Dieu en vain, mais ont dressé un collège de fort ample et magnifique contenant et très précieux contenu. » On connaît les institutions scolaires de Calvin. Dans le canton de Vaud, le gouvernement bernois fonde une Académie, en’1537, et organise, dès 1548, mais d’une manière très insuffisante, l’enseignement primaire. A Neuchâtel, magistrats et ministres sont vivement préoccupés par les questions d’instruction publique. Comme on l’a écrit1, l’école est, aux yeux des réformateurs, « l’apprentissage de l’église et le séminaire de la piété, les lettres sont un moyen, non un but. » En effet, les établissements scolaires du protestantisme ont un cachet religieux très accentué2. De quoi s’agitil? De donner au monde des humanistes ou des poètes? Nullement, mais bien de préparer au saint ministère des prédicateurs fervents et dévoués. Le clergé catholique est ignorant en majorité. Le clergé réformé sera instruit. Et François de Sales s’écriera : « C’est par là que notre misérable Genève nous a surpris. » Rome cependant combattra bientôt l’hérésie par la science. L’influence régénératrice de l’école s’étend aux contrées demeurées fidèles à l’Église. A Fribourg, par exemple, les prévôts Schnewlin et Werro, le père Canisius, travaillent au relèvement des études. Une école supérieure est créée, qui comptera plus de trois cents élèves > on y enseigne la grammaire, la dialectique et la rhétorique ; les élèves les plus distingués sont envoyés aux frais de l’État dans des universités étrangères. Ainsi qu’on le voit, le génie de la Réforme rayonne sur les amis comme sur les ennemis du nouveau culte.
A côté des collèges et des académies, les bibliothèques se forment. En 1549, Berne fournit un subside de 3000 livres et assigne une rente annuelle à la Bibliothèque de Lausanne. Celle de Genève est déjà riche à la fin du XVlme siècle.
La Réforme fait progresser encore un art que la Renaissance italienne avait si admirablement cultivé. Quelle est sa meilleure arme de combat? La bible. Oh traduira donc la bible en langue vulgaire. Mais quels pauvres moyens de propagande seraient des copies manuscrites, rares autant que chères 1 L’imprimerie est inventée. Il semble que cette merveilleuse découverte ait dû précéder de quelques dizaines d’années l’avènement de la Réforme. Qu’eût été Martin Luther sans Ulrich Guttenberg? Une vox damans in deserlo. La Réforme est, autant que la Renaissance, une fille du livre.
Les bibles allemandes, françaises, se répandent à des milliers et des milliers d’exemplaires. Et les œuvres d’édification suivent! Et voici les traités de polémique 1 Genève, entre autres, inonde l’Europe de littérature protestante. Quel essor que celui des presses genevoises depuis Ili.78, l’année où Adam Steynschaber installait la première imprimerie dans la future cité des Estienne 1 Si l’on édite à peine une trentaine de volumes pendant le dernier quart du XVme siècle, la production typographique est immense au siècle suivant : Badius, Crespin, les Estienne, sont des savants en même temps que des imprimeurs excellents et d’infatigables travailleurs. Jean Belot, puis Jean Rivery, à Lausanne, Pierre de Wingle, à Neuchâtel, rivalisent avec leurs confrères de Genève.
III
L’élément indigène n’eut qu’une part relativement faible dans la transformation intellectuelle et morale de la Suisse romande. Mignet a pu écrire ceci à propos de Genève : « Sa science, sa constitution, sa grandeur, furent l’œuvre de la France par ses exilés du XVI°siècle qui, ne pouvant pas réaliser leurs idées dans leur pays, les portèrent en Suisse dont ils payèrent l’hospitalité en lui donnant une religion et le gouvernement spirituel de plusieurs peuples. » Si l’on peut dire que Genève doit tout ou à peu près à l’immigration française — et italienne. — il serait injuste de ne pas reconnaître, avec Galiffe, que les étrangers devinrent de « bons Genevois. » Il y eut non pas absorption d’une race par l’autre, mais simplement fusion, immigrés et nationaux contribuant également à la création d’un nouveau type genevois, qui alliait la vivacité, l’esprit entreprenant, l’activité fiévreuse et un peu brouillonne des uns, à la gravité, la tenace énergie, la fervente et minutieuse religiosité des autres. Le type genevois s’est un peu modifié depuis le seizième siècle; certaines qualités se sont développées, quelques défauts se sont exagérés. Le calvinisme s’est modernisé, et les calvinistes avec lui.
Lausanne et Neuchâtel n’ont rien vu de pareil ; les réfugiés se sont assimilés à l’élément indigène ou n’ont fait que passer. Juste Olivier a, dans son Canton de Vaud, tracé ce portrait, fort ressemblant, de ses compatriotes : « La physionomie de notre population a quelque chose d’effacé, de vague, d’insignifiant. Tout a sommeillé pendant des siècles; c’est le mouton qui, ayant « chôi-né » longtemps, , retourne souvent à son « chômage, » où sa tête aura dans la foule l’ombre et le frais. » La patria Vaudi n’a été, jusqu’à la Révolution et même après, qu’une agréable dépendance de quelque puissant État. Les Vaudois ont, derrière eux, des siècles de joug, sinon de tyrannie. Ils s’accoutumèrent à servir des maîtres, qui se montraient d’assez facile composition. Soit paresse, soit bonhomie naturelle, ils ne souffrirent pas trop d’être, en fait de liberté, réduits à la portion congrue. Campagnes riantes, vignobles superbes, climat fortuné, ces satisfactions, que les uns jugeraient bien matérielles, suffisaient à leur bonheur. La Réforme a peut-être secoué l’apathie du caractère national, mais c’est la Révolution qui a réveillé l’âme vaudoise. Pierrelleur, Ruchat, Laharpe, comparez ces trois hommes et vous pourrez vous représenter exactement les métamorphoses successives que j’ai à peine esquissées.
Les Neuchâtelois, petit peuple remuant, ont, d’après J. -J. Rousseau, « beaucoup d’esprit, et encore plus de prétention, mais aucun goiit. » Ils sont très positifs et très fins ; ils n’ont ni grands travers, ni grandes vertus. La Réforme les avait rendus graves, la Prusse aurait pu les rendre lourds; ils sont peut-être, de tous les Suisses de langue française, ceux qui ont le moins changé à travers les siècles, et je crois qu’ils en sont très fiers.
Ils sont bien divers les caractères des petits peuples qui constituent la Suisse romande, — car la Suisse romande existe désormais. La Réforme a rapproché les principaux membres d’une famille dispersée, a créé entre eux une parenté intellectuelle et morale plus forte que tous les liens politiques. Genève, Lausanne, Neuchâtel, puisent aux mêmes sources d’inspiration, et la pensée de tous leurs écrivains se nourrit des mêmes aliments. Seules, quelques individualités supérieures, des génies ou de grands talents, sauront s’affranchir des traditions un peu étroites, mais puissantes, d’austère convenance, de rigide piété, de vigilante orthodoxie, que le calvinisme avait rapidement consacrées et qui étaient particulièrement vivantes dans notre pays.
IV
Henri Bordier a dit un jour : « Genève, durant tout le moyen âge et jusqu’à Bonivard, n’a pas eu un seul auteur, un seul pauvre chroniqueur, pas même quelque petit rimailleur. » Nihil, tel est, ou à peu près, le bilan littéraire de Genève avant la Réforme; Genève eut cependant Jean Servion (v. p. 57). Vaud et Neuchâtel sont plus favorisés, l’un avec Othon de Grandson, Le Franc, Bagnyon, Bugnin, l’autre avec ses chanoines. Mais il n’y avait pas de mouvement intellectuel dans notre patrie. Quelques lettrés y allumaient de temps à autre une petite lampe, dont la lumière brillait un instant pour s’éteindre tout à coup et sans retour, jusqu’à l’heure où la Réforme répandit ses magnifiques gerbes de flammes dans nos ténèbres.
Le calvinisme a gouverné ou dominé notre littérature pendant deux siècles. Voyons quelle a été son influence sur la langue et la manière de nos auteurs !
On écrivait d’habitude en latin avant la fin du XVe siècle. Sans doute Othon de Grandson ou Hugues de Pierre rédigent leurs poèmes ou leurs chroniques en français; mais ils sont l’exception. Il faudra que les grands humanistes et polémistes de la Réforme, Henri Estienne, Jean Calvin, remettent en honneur l’idiome national, pour qu’il soit décidément préféré à la langue de Rome. Il faudra surtout que les nécessités de la propagande religieuse soient inconciliables avec l’emploi du latin, pour que le français triomphe sur toute la ligne.
Qu’était le français de nos ancêtres? Un jargon, où l’Ile de France, la Savoie et l’Allemagne étaient également représentées. Sans faire table rase de notre ou plutôt de nos dialectes, la Réforme francisa notre français. L’établissement des réfugiés en Suisse ne fut point fatal à leur langue, trop supérieure à celle du pays pour ne pas s’en rendre maîtresse. Le style de Calvin est aussi pur en 1563 qu’en 1536; le style de Théodore de Bèze et d’Henri Estienne est comparable à celui des bons auteurs de France et de Navarre. D’un autre côté, les exigences de l’improvisation, les besoins d’une discussion incessante, ont, comme l’a remarqué M. Sayous, « accéléré la marche du français vers les formes claires, précises, argumentatives ; » ou, pour parler avec Vinet, « la langue des réformateurs s’attache aux idées plus qu’aux choses elles-mêmes, elle est conséquente, régulière, toujours prête à rendre compte de ses procédés. »
Mais, du même coup, cette langue, avant tout logique, servira mieux l’entendement que l’imagination; elle sera correcte et sèche, plutôt qu’abondante et pittoresque.
A force d’improviser et de disserter, nos écrivains désapprendront l’art de se borner. Ce n’est pas chez eux que l’on trouvera ce talent, éminemment français, de généraliser et de condenser. Ils n’ont pas le loisir de tailler dans leurs livres touffus ; ils ne s’occupent pas de choisir ; la prolixité des poètes du moyen âge reparaît chez les réformés du XVIme siècle. Ce travers s’accentuera, et j’ai bien peur que nous n’en soyons jamais guéris.
Après les années de lutte ardente, le calvinisme, plus sûr de l’avenir et, en tout cas, moins menacé, se dégagea d’habitudes qu’il avait prises à ses adversaires. Ses polémistes s’étaient permis de rire, et pis que cela. Marot lui-même, le doux, l’idyllique Marot, dénonçait à coup de gros mots les infamies de Rome,
De la paillarde et grande mérétrice.
Ses coreligionnaires, Calvin en tête, n’avaient pas donné de moins rudes assauts. Les plaisanteries cruelles ou grossières, les gauloiseries piquantes ou féroces, dont la gravité huguenote s’était accommodée, cédèrent la place à un genre plus sévère et plus lourd. Les combattants avaient à l’origine fait flèche de tout bois. A Genève, le Consistoire commença bientôt par contrôler les munitions de la guerre de plume. On refusa l’estampille à certaines indignations trop bruyantes comme à certaines fantaisies trop rabelaisiennes. Le sérieux fut bien porté. Mais ce sérieux, imposé à tous les esprits, tomba vite dans l’apprêt et la roideur. Solidité, bon sens, tenue, ces avantages allèrent de pair avec la pesanteur de la langue, la vulgarité du style et la médiocrité du tout.
Voilà pour la forme.
Que dire du fond? Il est évident que le calvinisme fut l’éducateur de notre pays. Il lui révéla l’antiquité classique. Il lui donna des goûts intelligents. Il lui ouvrit, du côté de la religion, des horizons nouveaux, le forçant de réfléchir et de regarder plus haut que terre.
Nous n’étions qu’un peuple courant à ses affaires et à ses plaisirs; nous avons appris que l’homme n’est pas qu’une ingénieuse machine à entasser ou gaspiller des écus; nous avons entrevu les destinées supérieures de l’humanité. Nous eûmes malheureusement trop conscience de notre régénération. L’orgueil spirituel, le fanatisme ombrageux furent l’ivraie qui envahit notre moisson et faillit l’étouffer. Nous voulûmes avoir l’attitude de ce que nous étions. Nous nous figurâmes un peu que nous donnions des représentations de piété, avec l’Europe pour galerie. Il y eut de la pose, dans notre cas. Ces allures un brin théâtrales, en diminuant notre mérite, nous aliénèrent des sympathies, nous apportèrent des préjugés, nous créèrent de désagréables obligations. Surtout, elles nous affligèrent d’une constante inquiétude : Remplissions-nous bien notre rôle? Étionsnous bien drapés dans notre dignité? Ni Calvin, ni ses contemporains ne se crurent, dans leurs actes et dans leurs livres, tenus à tant d’égards pour le monde. Chose curieuse, ils nous léguèrent cependant des conventions qui rentraient bien dans leur système, mais qu’ils n’avaient point pratiquées. Une excessive réserve dans les idées, une étonnante pruderie dans les mots, de la gravité comme assaisonnement, voilà notre littérature après Calvin et jusqu’à Rousseau. Et même, trois siècles ont passé sans nous donner cette liberté de l’esprit, qui seule permet de s’élever au grand art, de ne point tomber dans les banalités ou s’endormir dans la monotonie. L’originalité littéraire est proprement un phénomène dans la Suisse romande, et encore un phénomène qui suscite davantage la réprobation ou l’effroi, que la sympathie ou la curiosité. Il ne sied pas d’ailleurs de ne voir que le revers de la médaille. Si nos écrivains n’ont, en majorité, ni la grâce, ni l’élan, ni les belles audaces, ni les inspirations géniales, ils se distinguent par l’honnêteté, la réflexion et un ton de bonne compagnie.
J’ai fini. Je dois néanmoins appeler tout particulièrement l’attention sur ce fait : c’est que l’on peut, dès la Réforme, parler des lettres romandes; l’unité littéraire s’est réalisée dans notre pays en même temps que l’unité religieuse, celle-ci entraînant celle-là.