Les Templiers
Jules Michelet
publié par wikisource
(p. 281 – 284)
Les papes avaient eux-mêmes préparé leur captivité d’Avignon en nommant depuis un siècle une foule de cardinaux français en haine de l’Empire. Les rois de France se trouvèrent ainsi maîtres des élections papales. En 1305, Philippe-le-Bel se rend dans une forêt de Saintonge, près de Saint-Jean-d’Angely ; le Gascon Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux, l’y attendait. Là se fit un marché diabolique : le roi promit à Bertrand de Gott de le faire pape ; Bertrand promit tout ce que le roi voulut, de venir se mettre à sa discrétion à Avignon, de condamner la papauté elle-même dans la personne de Boniface VIII ; pour la dernière condition, elle était telle que Philippe exigea que l’archevêque s’y soumit sans la connaître. Ce n’était pas moins que la suppression de l’ordre des templiers, la ruine de quinze mille chevaliers chrétiens. Bertrand jura et fut pape sous le nom de Clément V.
Qu’était-ce donc que le Temple ?
A Paris, l’enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom. C’était un tiers du Paris d’alors. A l’ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d’affiliés, et aussi de gens condamnés ; les maisons de l’ordre avaient droit d’asile. Philippe-le-Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu’il était poursuivi par le peuple soulevé. II restait encore, à l’époque de la révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour à quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.
Le Temple de Paris était le centre de l’ordre, son trésor ; les chapitres généraux s’y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l’ordre : Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le nord, l’ordre teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d’autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L’immense majorité des templiers étaient Français, particulièrement les grands-maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait les chevaliers par leur nom français : Frieri del Temnpio, φρεριοι τοũ Τεμπον.
Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Citeaux. Le réformateur de Coteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c’était l’exil et la guerre sainte jusqu’à la mort. Les templiers devaient toujours accepter le combat, fut-ce d’un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n’avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.
« Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard ; chassez d’un cœur intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors l’amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole : Vivans ou morts, nous sommes au Seigneur… Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs ! »
Voici la rude esquisse qu’il nous donne de la figure du templier : « Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil… Ils aiment les chevaux ardens et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés… Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre-Sainte, c’est que vous n’y voyez que des scélérats et des impies. Christ d’un ennemi se fait un champion ; du persécuteur Saul, il fait un saint Paul… » Puis, dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitens de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.
Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le templier abjurait l’un et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen-âge fut la guerre sainte, la croisade ; l’idéal de la croisade semblait réalisé dans l’ordre du Temple. C’était la croisade devenue fixe et permanente, la noble représentation de cette croisade spirituelle, de cette guerre mystique que le chrétien soutient jusqu’à la mort contre l’ennemi intérieur.
Associés aux hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n’était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l’ordre du Temple ! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l’avant-garde et l’arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveau-venus et peu habitués aux guerres d’Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu’ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervens à leur arrivée, bien sûrs qu’un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les templiers formaient l’avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d’Artois s’obstina à la poursuite malgré leur conseil, et se jeta dans la ville ; ils le suivirent par honneur et furent tous tués.
On avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les priviléges les plus magnifiques leur furent accordés. D’abord ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n’était guère réclamé. Ainsi les templiers étaient juges dans leurs causes ; ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté. Il leur était défendu de payer tribut à aucune puissance, et d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.
Chacun désirait naturellement participer à de tels privilèges. (Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre ; Philippe-le-Bel le demanda en vain.
Mais quand cet ordre n’eût pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on s’y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu, dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.
La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’église antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait à l’exemple de saint Pierre ; le reniement dans cette pantomime s’exprimait par un acte : il crachait sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus haut, que sa chute était plus profonde. Ainsi, dans la fête des fous, l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.
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