lavisse, histoire de france - achille luchaire T4
Luchaire, Achille. les premiers Capétiens (987-1137) in histoire de France d’ernest Lavisse. 1901, rééd.2010, t4 p123 et suiv.

 

EXTRAITS [1]

La grande maison de Cluni est le type de l’abbaye exempte et la plus haute expression de la puissance monastique. Elle eut, sur les peuples comme sur les rois, une autorité sans égale, justement parce qu’elle représentait, mieux qu’aucune autre abbaye, la résistance à la féodalité et le mépris des intérêts d’en bas. Lorsque la papauté entreprendra de régénérer l’Europe croyante, en la soumettant à son pouvoir, les moines de Cluni, dont les aspirations se confondaient avec les siennes, lui serviront de missionnaires et de soldats. De là, pour leur communauté, une rapidité de développement qui tint du prodige, au point d’alarmer l’Eglise séculière. Cette prospérité inouïe était due aux institutions que les Clunistes s’étaient données, mais aussi, pour une grande part, aux hommes remarquables qu’ils eurent la bonne fortune ou l’habileté de prendre pour chefs.

Le premier caractère du monachisme nouveau était l’indépendance absolue à l’égard des puissances laïques. Il importait de réagir contre un des abus les plus caractéristiques du Xe siècle : l’étrange conduite des ducs et des comtes, devenus abbés pour mieux exploiter le bien des moines, le cloître envahi et assujetti par les profanes. Cluni, l’abbaye modèle, devait être comme une île autonome au milieu de l’océan des juridictions et des servitudes féodales. Guillaume d’Aquitaine, son fondateur, avait reconnu cette nécessité dans l’acte même de donation (910) : « Il m’a paru bon de décider, par la présente charte, qu’à dater de ce jour, les moines seront soustraits à toute domination temporelle, qu’elle vienne de nous, de nos parents, ou même du Roi. » […] Louis d’Outremer ne put que confirmer le privilège qui écartait de l’abbaye toute suprématie temporelle (939). Cluni, dès sa naissance, ne releva d’aucun maître séculier.[…]

Echappant à l’autorité spirituelle de l’évêque de Mâcon, leur diocésain, les Clunistes devaient appartenir cependant, par quelque endroit, à l’organisme ecclésiastique. Le fondateur les rattacha, dès le début, au centre même de la chrétienté, c’est-à-dire à l’Eglise romaine. La donation de 910 plaçait le monastère sous la protection des apôtres Pierre et Paul et leur cédait tous les droits de propriété que Guillaume d’Aquitaine exerçait sur sa villa de Cluni. […] Ce n’était pas la première fois, sans doute, qu’un monastère français se trouvait mis sous la dépendance du Pape, mais l’exemple de Cluni devint contagieux. On s’explique dès lors l’intimité des relations établies entre la Papauté et les chefs de l’abbaye, l’étroite communauté d’idées et d’intérêts qui les unissait, les fréquents voyages des abbés en Italie, leurs longs séjours dans la capitale des apôtres. Conseillers et diplomates officieux de la puissance romaine, ils l’assistent dans les circonstances graves, et lui servent d’intermédiaires auprès des rois. Vienne la crise réformiste et l’on verra le lien se resserrer. Unis pour la guerre comme pour la paix, papes et abbés s’attaqueront aux mêmes abus, lutteront contre les mêmes ennemis, repousseront les mêmes assauts. L’identification sera complète, quand Urbain II, un cluniste militant,  portera sur le siège de saint Pierre l’irrésistible ardeur de sa foi.

Les papes ne sont pas en reste avec Cluni. Depuis que Jean XI a solennellement confirmé, en 931, les clauses de la charte de fondation, tous ses successeurs des Xe et XIe siècles ont légiféré à l’envi en faveur du grand monastère. Ils lui reconnaissent le droit de frapper une monnaie spéciale, l’enlèvent à l’obédience du diocésain, défendent à tout évêque de l’excommunier, confèrent au chef de l’abbaye les insignes épiscopaux et le titre d' »archi-abbé ». Des légats sont envoyés, avec mission spéciale de défendre l’ordre et de châtier ceux qui l’attaquent. On encourage de toutes les façons les fidèles qui veulent enrichir ces moines, car donner à Cluni, n’est-ce pas donner aux saints apôtres, propriétaires de l’abbaye, et à l’Eglise universelle ? De tous les points de la France et du monde pleuvent les libéralités et les legs. Une foule de monastères nouveaux sont dédiés à Saint-Pierre et incorporés à l’Eglise clunisienne. Des abbayes déjà florissantes se placent d’elles-mêmes sous son joug pour jouir des bienfaits attachés à l’observance de sa règle et à la protection du Saint-Siège.

Cinquante ans après sa fondation, la modeste maison religieuse où Guillaume d’Aquitaine plaçait les douze moines prêtés par l’abbé bernon, la petite abbaye cachée entre les hautes collines boisées de la vallée de la Grosne, attirait les regards et les richesses de l’Europe entière. Au bout de deux siècles, elle était la capitale du plus vaste empire monastique que la Chrétienté eût jamais connu. De ses possessions françaises, Cluni fera sept provinces ; hors de France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, surtout l’Espagne, se rempliront de ses prieurés. L’influence extraordinaire que les Clunistes avaient prise sur les âmes, dans toutes les classes sociales, peut se mesurer à l’étendue de sa domination.

La règle de Cluni

L’observance d’une règle commune est le lien moral qui unit les membres de l’ordre. Celle de Cluni renouvela la règle générale de Saint-Benoît pour l’accommoder aux transformations que subissait la vie religieuse. Cette loi d’un grand peuple monastique n’avait pas le caractère inflexible qu’on serait tenté de lui attribuer. Elle comportait une certaine souplesse d’application : car les premiers abbés furent des hommes intelligents que leur amour de l’unité n’aveugla pas au point de leur faire méconnaître la nécessité de laisser place aux diversités régionales. On ne pouvait se contenter d’imposer la règle, il fallait la rendre supportable, sinon aimable, seul moyen pour la maison-mère d’assurer la durée de sa domination. […]

Une première modification générale consista dans l’importance extrême qui fut donnée aux travaux de l’esprit. Le travail manuel n’exista plus à Cluni que dans une mesure restreinte, juste assez pour que le moine n’oubliât pas le précepte d’humilité qui était une des bases de son institut. La règle obligeait le Cluniste à écosser des fèves, à arracher les mauvaise herbes, à faire le pain, mais ces exercices duraient peu de temps. Les heures qu’ils ne consacraient pas à l’oraison et aux offices, il les employait surtout à apprendre le chant, à copier les manuscrits, à lire les ouvrages de la littérature sacrée et même de la littérature profane. Le travail des mains et surtout celui du défrichement, indispensable dans le système des monastères isolés, alors qu’une grande partie du territoire avait besoin d’être mise en culture, ne s’imposait plus, au XIè siècle, comme une nécessité impérieuse […]

La lutte contre l’ignorance était un des premiers articles du programme réformiste. Il importait que Cluni dominât par l’esprit et répandit autour d’elle la lumière en même temps que la moralité. Voulant agir sur les intelligences, la grande abbaye fut un lieu d’enseignement, une école, où des maîtres réputés donnaient l’éducation et l’instruction aux novices. […]

Par un autre côté, Cluni donnait un exemple salutaire au monde monastique : la règle y mit à un niveau très élevé les devoirs d’hospitalité et de charité. Elle ne créa pas sans doute, mais elle développa, sous forme d’obligations régulières et permanentes, les institutions d’assistance publique et d’aumônerie. Deux fonctionnaires importants avaient la direction spéciale du service des hôtes et des pauvres : le « gardien de l’hôtellerie », qui recevait les cavaliers, et l' »aumônier », chargé d’accueillir les gens de pied et les mendiants. Tous les jours, les pauvres de la localité et ceux de l’extérieur prenaient part à d’abondantes distributions d’aumônes. Un des rédacteurs de la règle clunisienne, Udalric (1018-1093), a supputé que, l’année où il écrivit ses Coutumes, 17 000 indigents furent assistés. Les maisons affiliées suivaient l’exemple de la métropole. A Hirschau, un des prieurés d’Allemagne, les moines trouvèrent le moyen, dans une des années les plus mauvaises, de secourir encore trente pauvres par jour. L’abbé Odilon vendait les vases sacrés de son trésor en temps de disette pour subvenir aux besoins des affamés. Partout où passait saint Hugue, des troupes de misérables accouraient et recevaient de lui de l’argent et des vivres. Les abbés de Cluni ne cessaient de répéter et, mieux encore, de pratiquer la maxime de saint Ambroise : « que l’argent de l’Eglise n’est pas fait pour être entassé, mais pour être distribué à ceux qui en ont besoin »

 

[1] – Luchaire, Achille. les premiers Capétiens (987-1137) in histoire de France d’ernest Lavisse. 1901, rééd.2010, t4 p123 et suiv.

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