via persee
Le Goff Jacques. La naissance du Purgatoire (XII-XIII siècle). In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 7-10.
https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1203
TEXTE INTÉGRAL
Très tôt les chrétiens ont cru qu’il était possible par certains actes de dévotion — et en particulier les prières — d’abréger les épreuves des âmes après la mort. Ils pensaient en effet qu’une purgation des péchés était possible dans l’au-delà. Le témoignage en est surtout donné par les inscriptions funéraires et par la liturgie.
Cette croyance s’appuyait sur des textes bibliques: (2 Mach. 12, 41-46) et surtout Mt 12, 31-32 et Saint Paul Cor. 3, 1 1-15).
Le premier texte, semble-t-il, repérable où cette croyance donne lieu à une évocation imagée d’un lieu dans l’au-delà où est subie l’épreuve purgatoire est un passage de la Passion de Perpétue et Félicité (VII-VIII) (premières années du 3e siècle). Ce lieu apparaît comme un jardin, un paradis dont on ne peut jouir.
Saint Augustin, en divers endroits de son œuvre, précise cette croyance. Son influence semble avoir été grande surtout sur deux points. D’une part il fixe le temps de l’épreuve purgatoire dans l’au-delà : elle a lieu entre le jugement individuel après la mort de chaque homme et le jugement collectif ou jugement dernier, à la fin des temps. D’autre part il souligne que cette épreuve qui conduit obligatoirement au paradis ne doit pas être envisagée comme une facilité de salut : elle est réservée à un petit nombre de pêcheurs mineurs et elle est très redoutable.
Mais il n’y a pas de lieu extra-terrestre défini où sont subies ces épreuves. Il n’y a pas de mot, de substantif pour ce lieu. Deux seules expressions existent : ignis, purgatorius, poena{e) purgatoria(e). L’imagination qui peut seule conférer à la croyance un retentissement et un enracinement profond ne trouve à s’exercer que sur l’image assez banale du feu et sur l’évocation abstraite de châtiments, d’épreuves non précisées.
I. – Préhistoire du Purgatoire
Deux œuvres jouent un rôle particulièrement important : celle de Saint Augustin et celle de Grégoire le Grand.
Saint Augustin qui aborde le problème du feu purgatoire et des peines purgatoires en divers endroits fait définitivement admettre que ces peines sont purgées entre le jugement individuel et le jugement dernier. Il souligne que ces peines ne concernent qu’un petit nombre de chrétiens déjà promis au paradis et qu’elles sont extrêmement pénibles. C’est une conception élitiste et sombre de ce qui sera le Purgatoire.
Grégoire le Grand dans six anecdotes du IVe Livre des Dialogi préfigure les exemples sur le Purgatoire qui se multiplièrent à partir du XIIIe siècle. Il popularise la croyance mais semble accréditer l’idée que les peines purgatoires sont subies sur les lieux du péché, sur terre.
Il n’y a aucun apport notoire aux croyances concernant les peines purgatoires entre le VIIe et le XIIe siècle. L’imaginaire très « romain > des textes de Grégoire le Grand s’évanouit en même temps que les vestiges de la civilisation romaine. Les structures mentales se polarisent autour d’un manichéisme non doctrinal mais « de fait ». L’au-delà reste essentiellement l’opposition de deux conditions éternelles et de deux lieux : l’enfer et le paradis.
Toutefois un genre littéraire prépare des matériaux et un cadre pour la future imagerie du Purgatoire : la visio de l’au-delà, le voyage dans l’au-delà. Un auteur fournira dans ce domaine la littérature et la spiritualité médiévales d’épisodes à succès : Bède dans l’Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum. Un texte qui engage l’imaginaire du futur Purgatoire dans la voie de l’utilisation non seulement religieuse mais politique est à noter : la Visio de Charles le Gros (900 environ) transmise par Hariulf dans la Chronique de Saint Riquier. Pendant tout le Haut Moyen Age, le Purgatoire c’est l’innommé, l’insitué.
II – Naissance du purgatoire (XII-XIII siècle)
Les plus anciennes apparitions du terme purgatorium comme substantif semblent remonter à un texte d’Hildebert de Lavardin (Sermones de Sanctis, PL 171, 741) et, peut-être à un sermon de Saint-Bernard mais l’attribution à Saint-Bernard a de grandes chances d’être fausse et le texte doit être plus tardif (Sermon XLIL PL 183, 661-665).
En revanche Honorius Augusto dunensis dans l’Elucidarium ignore le mot et une localisation des peines purgatoires. Plus précisément Hugues de Saint Victor dans le De Sacramentis (PL 176, 586) fait allusion à la possibilité de la purgation des peines sur les lieux où l’on a péché mais déclare « alia viro si qua sunt harum poenarum loca non facile assignantur ».
Un ouvrage à succès lance le Purgatoire : c’est le Purgatorium Sancti Patricii du bénédictin anglais Henry of Saltrey (probablement entre 1170 et 1180), presque immédiatement traduit en français par Marie de France (L’Espurgatoire Saint Patrice).
Très rapidement le mot, l’idée de l’existence d’un lieu portant ce nom connaissent une diffusion extraordinaire. La littérature homilétique où les exempla se multiplient en est le témoin et le principal véhicule. Jacopo da Varazze dans la Légende Dorée consacre le Purgatoire.
Mais l’Eglise ne reconnaît et n’impose le Purgatoire que dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Le premier texte officiel est une lettre du pape Innocent IV de 1254 au légat Eudes de Chateauroux (à Chypre). Ce développement des discussions avec les chrétiens grecs aboutit à la reconnaissance officielle du Purgatoire par le 2e concile de Lyon (1274). Date que l’on peut considérer comme l’acte de naissance du Purgatoire.
Deux consécrations suprêmes du Purgatoire au XIVe siècle. Par la sublimation (Dante, Divine Comédie). Par la dérision (Boccace – Decameron).
L’image du Purgatoire se répand lentement et difficilement dans l’iconographie (enquête à pousser).
III. – Essai d’explication
Pourquoi la société médiévale a-t-elle éprouvé le besoin au tournant du Xir au XIIF siècle de localiser une croyance existant depuis des siècles? Nommer et localiser représentent un événement à nos yeux essentiel dans le domaine du mental, du spirituel, de l’imaginaire.
A – Eléments favorables à la naissance du Purgatoire :
a) L’installation de la Chrétienté dans l’espace terrestre et la profondeur historique.
La naissance d’une géographie de l’au-delà va de pair avec l’exploration de la terre et le développement d’une géographie et d’une cartographie terrestre.
La localisation du Purgatoire se fait d’abord dans les deux grands centres de l’imaginaire à la fin du XIP siècle : le monde celtique (Purgatoire irlandais d’Henry of Saltrey), le monde sicilien réceptacle de l’imaginaire antique et oriental (Purgatoire de Gervais de Tilbury dans l’Etna — in Otia Imperialia). Une rencontre décisive : le roi Arthur descend en Italie, en Sicile (cf. les textes de Gervais de Tilbury et d’Etienne de Bourbon et le remarquable article d’Arturo Graf : Artu neWEtna).
Des intellectuels chrétiens (au premier rang desquels Jean de Salisbury) rétablissent une continuité dans l’histoire en faisant de l’humanité avant le Christ une humanité pré-chrétienne, en attente du Christ et qu’il faut loger dans l’au-delà.
Résultat, une refonte complète de la géographie de l’au-delà. Quatre royaumes : les Limbes (qui remplacent le sein d’Abraham), le Paradis, le Purgatoire, l’Enfer.
b) Le XIIP siècle ; siècle de l’essor de la comptabilité. Le Purgatoire introduit le calcul dans la pensée de l’au-delà. Comptabilité en partie double : temps de la pénitence ou des actes pieux des vivants sur terre et durée correspondante des peines dans l’au-delà. Mesure de la longueur, de l’intensité. Casuistique de l’abrègement des peines. Le Purgatoire saisi dans l’engrenage de plus en plus fou des indulgences. Purgatoire et Croisade.
c) Les nouveaux schémas mentaux non binaires. Depuis le XI* siècle les anciens schémas binaires du manichéisme pratique et vulgaire (clercs-laïcs, potentes-pauperes, etc . . .) sont battus en brèche par des schémas de type ternaire (la tripartition dumézilicnne oratores, bellatores, laboratores et surtout par l’adjonction d’une catégorie moyenne intermédiaire : maiores, médiocres et minores, etc.) ou pluraliste (les « états » du monde). Cette évolution des structures mentales est étroitement liée à l’évolution économique et sociale et surtout au développement de la société urbaine (médiocres = classes moyennes).
B – Le phénomène essentiel : société des vivants et société des morts :
Du XIe au XIIIe siècle la société médiévale récupère progressivement ses morts. (Les ordres religieux favorisent particulièrement cette évolution : les Clunisiens au XIe siècle, les Cisterciens au XIIe et au début du XIIP siècle, les Mendiants au XIIP siècle).
XP siècle : Cluny et l’institution de la commémoration des défunts (2 novembre). Jotsuald de la Vita S. Odilonis lie cette action de Cluny à une préfiguration du Purgatoire (histoire du Clunisien revenant de Jérusalem et jeté par la tempête sur les côtes de Sicile : le stromboli, purgatoire sans en porter le nom) (PL 142, 926-927).
Fin XII – début XIIP siècle : Des Cisterciens mettent au point la nouvelle géographie de l’au-delà : Pseudo-Bernard, Hélinand de Froidmont, Césaire de Heisterbach, etc …
XIIP siècle : Les ordres Mendiants font triompher le Purgatoire : dans le sermon (exempla), dans la confession (manuels de confesseurs), dans la mort (testaments).
Familles, communautés religieuses, Chrétienté se réorganisent de part et d’autre de la mort, grâce au Purgatoire, lieu de rencontre des vivants à mémoire allongée et des morts d’avenir.
Conclusion : dilatation et fécondité du purgatoire au XIIIe siècle
Enfer et Paradis se vident au profit du Purgatoire. Le Purgatoire est instrument de progrès collectif et individuel. Il aide les classes sociales montantes à se faire reconnaître en échappant à l’enfer (l’usurier de Liège chez Césaire de Heisterbach. Purgatoire et capitalisme : le Purgatoire a permis le capitalisme). Replacé dans une mutation capitale de la pénitence et de la confession (IVe concile de Latran), il permet à l’individu d’approfondir et de mieux maîtriser sa vie spirituelle et de changer d’attitudes face à la mort (cf. les travaux et la communication de M. J.-L. Lemaître).
La naissance du Purgatoire c’est, pour les Chrétiens de l’âge gothique, suivant un mot de Césaire de Heisterbach, spes, l’espoir.
Jacques LE GOFF